samedi 12 juin 2010

Jünger tel que je le connais


Par Julien Hervier (Lire), publié le 01/02/1995



Traducteur du grand écrivain, Julien Hervier (*) trace un portrait nuancé de cet homme que l'on a pu juger à tort conservateur, ennemi du progrès, invulnérable.

Ernst Jünger offre le curieux privilège d'avoir surtout des partisans ou des détracteurs inconditionnels. Le fait qu'il atteigne sa centième année semble accroître encore l'agacement et l'indignation chez les uns, l'admiration chez les autres. Comme les philosophes antiques qui faisaient profession de sagesse - souvent contre espèces sonnantes et trébuchantes, et sans pouvoir brandir les punitions et récompenses d'un au-delà à la manière de leurs successeurs chrétiens -, il aurait tout loisir d'invoquer à l'appui de son système de pensée l'extrême réussite de sa vie, imperturbablement productive et voyageuse à l'âge des patriarches.

Le débat sur la valeur de sa personne et de son ouvre encyclopédique dépasse d'ailleurs largement les clivages politiques. Si certains tiennent absolument à voir en lui, contre toute exactitude des faits, un militariste nazi, et d'autres une projection anachronique de la «belle âme» goethéenne, on trouve les uns comme les autres aussi bien à droite qu'à gauche: il a des ennemis au Figaro et des fervents au Nouvel Observateur.

Les difficultés commencent dès qu'il s'agit d'analyser sa position exacte vis-à-vis du progrès, pierre de touche théorique de la distinction entre conservateurs et progressistes. S'il s'agit d'optimisme historique ou de progrès moral, son attitude est claire: il ne croit pas un mot des superbes prophéties hégéliennes ou marxistes sur l'avènement de l'Esprit ou le triomphe du prolétariat. Son grand défaut, aux yeux de certains, est même de n'y avoir pas cru bien avant qu'eux-mêmes aient cessé d'y croire. En ce domaine, la perspective jüngérienne est plutôt grecque ou spenglérienne, encore que la vision cyclique de Spengler lui paraisse trop liée à une histoire strictement humaine: surtout dans ses derniers écrits, Jünger tend vers une appréhension quasi géologique de l'histoire, où la volonté de la Terre joue un plus grand rôle que celle des hommes. Mais si la théorie des catastrophes de Cuvier l'intéresse de plus en plus, il ne partage pas le pessimisme apocalyptique de Spengler, convaincu pour sa part que chaque génération dispose en elle des forces nécessaires pour résoudre les problèmes qu'elle rencontre.

Les choses se compliquent sérieusement lorsqu'il s'agit de progrès technique. Jünger l'appréhende plutôt comme un destin, mais un destin qui laisserait ouvert un espace de liberté à l'initiative humaine. Pour lui, au tournant du millénaire, l'évolution techniciste est irréversible. Les anciennes figures du Prêtre, du Paysan, du Guerrier sont effacées au profit d'une nouvelle figure omniprésente, le Travailleur, c'est-à-dire l'homme dont toute l'activité est commandée par la mutation technique. Le prêtre médiatique, le paysan coincé entre les fiches techniques de son tracteur et celles de la Commission de Bruxelles, le militaire immobilisé derrière son tableau de bord - de sous-marin, de char ou de bombardier nucléaire - et maintenant derrière sa batterie d'ordinateurs qui lui permettent d'effectuer des frappes «chirurgicales»: tous ces gens ne sont plus que des versions standardisées d'un même modèle de base: le Travailleur, esclave de la science du chiffre, de la mise en ouvre technique.

Cette réflexion avait abouti, dès 1932, à un gros volume systématique, Le Travailleur, description clinique du monde moderne où l'on n'échappe pas au totalitarisme technico-scientifique. Appliqué à la politique, cet impérialisme engendre les formules justement nommées totalitaires, nazisme ou marxisme, dont la seconde semblait encore, il y a peu, incarner aux yeux de Jünger le triomphe le plus immédiatement visible de la technique.

Mais on a cru pouvoir en déduire que Jünger saluait avec enthousiasme l'avènement de ce totalitarisme technique dont la spécification politique n'est qu'une possibilité entre beaucoup d'autres, et qui continue à nous menacer sur d'autres plans. Il y avait certes, chez lui, une part d'acceptation: se révolter contre l'ordre du monde lui aurait paru relever de la puérilité. Mais Le Travailleur n'est pas du tout un ouvrage programmatique qui proposerait une forme idéale de société. Paru en 1932, il arrivait d'ailleurs bien trop tard pour exercer une influence appréciable sur l'hitlérisme, parvenu au pouvoir en janvier 1933. C'est un constat de ce qui constitue pour Jünger la vérité du monde à un certain stade de son évolution; et même un constat fort douloureux.

Dans son Journal du 30 avril 1944, il rappelle qu'il avait vécu dans ce livre son débat avec le monde mécanique «comme on traverse de grandes batailles», ou encore à la manière de la salamandre qui n'a d'autre chemin que celui qui s'ouvre à travers les flammes. Depuis, la position de Jünger n'a pas changé sur le fond: mais bien que l'avènement de la technique soit inéluctable, rien n'empêche de se battre pied à pied contre son envahissement, partout où cela reste possible - tout en utilisant abondamment ses avantages. C'est ainsi que Jünger apprécie fort la commodité magique des liaisons aériennes intercontinentales, tout en luttant dans la mesure de ses forces pour la défense de l'environnement.

Cet équilibre entre l'acceptation et le refus lui permet également d'indiquer des pistes en d'autres domaines où la situation est critique. Dans le désarroi religieux de l'Occident, où il devient difficile d'aborder avec une foi naïve les dogmes des religions révélées, Jünger est aussi soucieux d'affirmer la permanence de la dimension religieuse de l'homme que d'éviter les dérapages vers des substituts frelatés, néo-paganisme folklorique ou millénarisme douteux, à la façon des sectes. Fils d'un père rationaliste, Jünger se targuait à l'époque des Journaux parisiens d'aborder l'irrationnel à l'aide d'un outillage scientifique.

S'il garde des faiblesses pour l'astrologie et ses grands cycles cosmiques, il s'est toujours méfié des occultistes et des spirites. Il se risque dans l'univers du L.S.D. avec Hofmann, son inventeur, en s'entourant de toutes les précautions que réclame une expérience de laboratoire. Il espère en un futur retour des dieux, mais il se garde bien d'esquisser, dans notre période d'interrègne, la moindre théologie concrète. Son optimisme le pousse à croire en une survie qui ne connaîtrait ni bons ni méchants - et surtout pas de damnés -, mais il évite d'aller au-delà de ce qu'il nomme les «approches» et d'en préciser les contours. Bref, sans jamais s'opposer au rationnel, il se contente d'en mesurer les limites et d'affirmer, à travers des expériences concrètes - rêve, seconde vue, moments magiques - le lien universel de l'homme et du sacré; et ce n'est pas la moindre raison de son ouverture à l'autre, dans ses voyages, que cette attention aux formes multiples de la spiritualité humaine - de l'Amérique latine à l'Extrême-Orient, où chaque religion donne sa forme particulière à un élan commun vers le divin.

Il faudrait étendre ces considérations à bien des domaines où l'on oublie Jünger au profit de sa statue, comme si Arno Breker en avait établi la version ne varietur. Rien n'est plus faux que l'impassibilité glaciale qu'on lui reproche parfois: il se contente de tenir à distance les importuns. Sensible à l'amitié, il en ressent les déceptions avec une grande vulnérabilité. On a peine à concevoir qu'il reconnaisse des traits autobiographiques au héros enfantin du Lance-pierres: campagnard déraciné, être inquiet et sans grâce, intelligence floue et grossière, Clamor semble aux antipodes de l'homme d'acier qui affronte les orages de la Première Guerre mondiale pour en sortir couvert de blessures et de glorieuses décorations.

L'humour avec lequel il a retracé, plus de vingt ans après, son équipée africaine à la Légion étrangère témoigne d'une même capacité à remettre en cause sans acrimonie les illusions romanesques de l'adolescence. Mais ce mélange de lucidité, de moquerie légère et de tendresse est peut-être ce qui choque le plus ceux qui, pour s'être beaucoup trompés, demeurent des nostalgiques de l'autocritique - activité stalinienne s'il en fut. Jünger, qui partage avec Nietzsche une faible estime pour le remords, ne se donne pas pour un exemple, mais il pense avoir agi de son mieux, avec droiture, dans des circonstances difficiles: pourquoi ne pas laisser à ceux qu'elle enchante l'exclusivité de la conscience malheureuse et de l'esprit de ressentiment?