jeudi 10 juin 2010

Idéologies soldatiques : Ernst Jünger et le national-bolchevisme

b9f9930215b4a42be0bc39d78374ab92.jpgEn face du national-socialisme, dans l'Allemagne des années vingt, se développa le national-bolchevisme, autour de Ernst Niekisch et de la revue Vormarsch. Jünger y apporta sa réflexion sur la primauté de la nation, et écrivit der Arbeiter, avant que disparaisse le mouvement, écrasé par le national-socialisme, dont Jünger se détourna avec horreur.



Le "national-bolchevisme" est un courant politique marginal mais du plus haut intérêt théorique, apparu au printemps 1919 dans l'extrême-droite allemande. Son point de départ est la conviction d'après laquelle les valeurs fondamentales de la Droite, comme la Nation, l'Etat ou la hiérarchie, sont autant de réalités éternelles que les révolutions peuvent, certes, occulter passagèrement, mais qui n'en ressurgissent que plus fortes, régénérées au feu de l'épreuve. Ainsi, la Russie bolchevique n'est-elle qu'un avatar de la Russie éternelle ; l'Etat russe est plus fort que jamais et ne dépérira pas ; la nation russe, débarrassée de l'influence occidentale, a retrouvé son identité ; le matérialisme marxiste dissimule mal un grand élan d'idéalisme ; Lénine puis Staline sont des "Tsars rouges", etc.

Cette interprétation, alors très répandue (et pas seulement à droite et en Allemagne), ne constitue pas à elle seule un raisonnement "national-bolcheviste". Pour qu'il y ait "national-bolchevisme", il faut que des activistes en tirent les conséquences pratiques, c'est-à-dire décident d'appliquer la recette à leur propre pays, "contaminé" par le libéralisme et la démocratie. Il faut qu'ils acceptent la révolution socio-économique intégrale, non pas pour le bonheur des individus ou des groupes, mais pour le renforcement de la nation et de son Etat. Il faut d'autre part qu'ils acceptent non seulement l'alliance "russe", mais aussi celle des communistes allemands et même, en toute logique, leur éventuelle hégémonie, puisqu'aussi bien le mouvement naturel de l'Histoire ne fera qu'utiliser le communisme allemand pour faire naître une nouvelle Allemagne — ou plus exactement une "nouvelle Prusse".

Telle est la solution proposée, en avril 1919, par le premier des "nationaux-bolchevistes", le député national-allemand Paul Eltzbacher, qui appela ses compatriotes à "se placer en toute honnêteté sur le terrain du bolchevisme", pour échapper à "l'esclavage" promis par le futur traité de paix, mais aussi pour parvenir à "une reconstruction complète de l'Etat" selon les plus purs critères de l'idéalisme allemand traditionnel...

Ernst Jünger a été taxé de "national-bolchevisme" par différents observateurs, dont le plus notable est certainement Hermann Rauschning, l'auteur de cette Révolution du Nihilisme qui a longtemps passé pour un ouvrage essentiel à l'interprétation du phénomène totalitaire.

En réalité, il est inexact de considérer Jünger comme un "national-bolcheviste", tout aussi inexact que de le considérer comme un national-socialiste au sens "hitlérien" du terme... Ce qui est vrai, c'est que Jünger a été fasciné par la problématique du bolchevisme ; c'est qu'en sa qualité de théoricien d'une certaine extrême-droite moderniste, il s'est senti infiniment plus proche du totalitarisme stalinien que du libéralisme "occidental". C'est aussi que, sans s'engager à fond lui-même, il s'est fait le chantre d'une attitude politique "jusqu'au-boutiste", qui a multiplié les vocations "national-bolchevistes" parmi ses très nombreux admirateurs. Il est d'ailleurs significatif que la plupart des leaders "nationaux-bolchevistes", à commencer par le plus célèbre d'entre eux, Ernst Niekisch, aient été des amis, parfois même des intimes de Jünger.

En 1925, Jünger avait tenté, pour la première et dernière fois de sa vie, de se lancer dans la politique active. Il avait appelé les ligues d'anciens combattants à s'unir pour fonder un Etat "national, social, armé et autoritairement structuré", dont la formule trahit une évidente admiration pour le modèle fasciste. L'appel échoua. Convaincu du "fiasco des ligues", Jünger décida alors de se consacrer à la formation d'une "élite intellectuelle". A la tête d'une petite phalange d'écrivains anciens combattants, il apporta sa collaboration à un grand nombre de revues ultra-nationalistes, comme le Vormarsch, en s'efforçant particulièrement d'influencer le noyau dur des "ligues de Jeunes". Son talent lui permit très vite de s'imposer comme "le chef spirituel incontesté" de ce qu'on appela le "jeune nationalisme" ou "néo-nationalisme", c'est-à-dire d'une variante particulièrement dure de l'idéologie globale de l'extrême-droite allemande — une extrême-droite où les nationaux-socialistes n'étaient encore qu'un petit groupe parmi bien d'autres... Les principales caractéristiques de ce "néo-nationalisme" tenaient à son origine paramilitaire ainsi qu'à une forte imprégnation nietzschéenne. Antirationalistes militants, pénétrés d'une vision darwinienne et "vitaliste" du monde, les écrivains "néonationalistes" se complaisaient dans l'ex, pression d'une brutalité dite "soldatique". Mais tout en exaltant le Sang, la Force et la Fatalité, la barbarie féconde et le primitivisme, ils se révélaient fascinés par la puissance de la technique, dont ils avaient fait l'expérience sur le champ de bataille. Ces ultra-réactionnaires étaient donc en même temps des modernistes, attentifs à tous les aspects des sociétés industrielles et convaincus que "la ville est le front" à une époque où beaucoup d'autres exaltaient encore ou déjà les vertus du retour à la terre... Au niveau de la politique pratique, ils cultivaient "l'esprit de suite", c'est-à-dire le radicalisme, qui est le nom allemand de l'extrémisme. Un de leurs maîtres-mots était la "décision", une décision "sans égards", pour personne ni soi-même, dès lors que la patrie était en cause.

Dans ce magma souvent fort pâteux, Jünger se distinguait par une subtilité et une ampleur de vue toutes personnelles — sans parler du talent de plume. Il aimait à présenter son nationalisme non comme une fin en soi mais comme le moyen privilégié d'une sorte de révolution culturelle. "Le nationalisme, écrivait-il par exemple, est la contre-critique de la critique dirigée contre la Vie dans le contexte d'une foi affaiblie. Comme tel, il s'apparente à la Contre-Réforme... Il exprime une conversion résolue vers le sol, étonnante après 150 ans d'Aufklärung".

Il reste que, d'après Jünger lui-même, un moyen essentiel de parvenir à cette contre-révolution était de conférer à des idées comme celle de Nation "une puissance telle qu'elles échappent à toute discussion". La Nation devait donc être présentée comme une "valeur centrale" et le nationalisme utilisé comme une sorte d'explosif, susceptible de provoquer le "renversement des valeurs". Mieux même, et pour aller plus vite, on devait utiliser tous les moyens du nihilisme, exalter le chaos, la "table rase" et le "nettoyage par le vide", étant bien entendu qu'il s'agissait là d'un nihilisme provisoire, "responsable" ou, pour tout dire, "prussien", visant à reconstruire, mais sur de nouvelles bases. Comme le disait Jünger lui-même, après le déploiement de "ce qui reste en nous de nature, d'élémentaire, de sauvagerie vraie, de langue originelle, de pouvoir de conception vraie avec le sang et la semence, après seulement sera donnée la possibilité de nouvelles formes"...

Approfondissant sa réflexion, Jünger parvint en 1929 à trois idées fondamentales qui soulevèrent l'enthousiasme des plus hardis de ses admirateurs. Il constatait d'abord l'existence de ce qu'il appelait une "alliance invisible", c'est-à-dire une solidarité objective entre nationalisme et communisme dans la lutte contre le monde "bourgeois". Il découvrait aussi, en particulier grâce à l'exemple russe, que le fait national est assez fort pour "triompher de tous les dogmes" et se mêler sans risques aux idées les plus différentes, y compris celle de la révolution sociale. Dans cette compénétration, qui était en même temps « une monstrueuse concentration de force », il voyait même "la pierre philosophale que doit trouver le maître de la politique moderne"... Enfin, il apercevait une identité entre nationalisme et socialisme — tout simplement parce qu'il donnait au mot "socialisme" le même sens "organiciste") que la quasi-totalité de la nouvelle droite allemande.

Ces idées (ou ces images)-choc, exprimées dans une langue très pure et illustrée : par des exemples fort subtils — renforcé aussi par l'argumentation plus directe d'hommes comme Friedrich-Georg Jünger qui exigeait pour sa part l'avènement d'un "État d'acier" — allaient pousser les disciples les plus déterminés au "national-bolchevisme" selon un processus finalement très simple. Bien loin de considérer le nationalisme comme le simple instrument d'une vaste révolution culturelle, un certain nombre d'ultras, jeunes ou moins jeunes allaient se poser en "nationalistes absolus" et considérer la Nation non pas comme "une" mais comme "la" valeur centrale. Dans le même temps où l'esthétique de "table rase" faisait d'eux des révolutionnaires — ou des rebelles — "antibourgeois", la volonté de "conséquence ultime" allait les entraîner dans une remise en cause radicale de tout ce qui semblait s'opposer à la puissance de la nation et de l'Etat. Or, il se trouve qu'à cette époque, c'est-à-dire en pleine "Prospérité" aussi bien qu'au cœur de la Grande Crise, l'extrême-droite allemande était traversée par un violent courant anticapitaliste. Dans le revues des ligues activistes comme dans le multiples débats du Mouvement de Jeunesse, des analystes plus ou moins adroit, mais généralement très sincères, démontraient que l'économie avait désormais pris le pas sur la Politique (donc sur l'Etat).

Ils reprochaient au capitalisme d'être étrange à "l'esprit allemand" et l'accusaient de compromettre à la fois l'indépendance et la cohésion nationales... Mais les esprits se séparaient au niveau de la solution du problème. Alors que les purs hitlériens s'en prenaient au seul capital "juif", les "nazis de gauche" et assimilés proposaient pour leur part un vaste système de nationalisation partielle. Quant aux néo-nationalistes les plus "conséquents", ils allaient jusqu'au bout de l'analyse et se découvraient "nationaux-bolchevistes". Un moment troublés par le réformisme sincère des frères Strasser, ils refusaient bientôt de s'en tenir à des demi-solutions. Ils exigeaient l'éradication pure et simple du capitalisme par étatisation de tout le système productif. Ce choix les entraînait à prôner l'alliance communiste — toujours "pour l'amour de la nation" — et à défendre par tous les moyens l'expérience soviétique, alors illustrée par le "Plan", interprété par eux comme un extraordinaire exemple d'affirmation du Politique et comme un instrument essentiel de construction d'une "Communauté nationale" hiérarchisée, structurée et dotée d'un idéal.

Cependant Jünger poussait sa réflexion, en l'orientant de plus en plus vers l'examen de la dynamique des sociétés industrielles contemporaines. Observant que le "progressisme" atteint, dans les pays occidentaux, à la valeur d'une "foi" et à la force d'un mouvement de masse (donc irrationnel), il voyait dans la manipulation des techniques démocratiques un moyen de parvenir au "renversement des valeurs" et à une "mobilisation totale", à laquelle il consacra un petit livre, en 1931. Il s'engageait ainsi dans une voie qui devait faire de lui l'un des tout premiers théoriciens du totalitarisme, avec son ami Carl Schmitt. En 1932, il publiait Le Travailleur (Der Arbeiter), ouvrage fondamental qui fournit le schéma d'une société rigoureusement totalitaire.

Le "travailleur" selon Jünger n’est pas spécialement un ouvrier ni (surtout) un "bourgeois". Il est absurde de l’interpréter en termes d’économie et (surtout) de rationalité. Il représente un "type" humain, le type de l'Homme Nouveau tel qu'il surgit en résonance profonde avec les tendances de la société technicienne de masse, subsumées sous le nom de "Travail". A ce "Travail", Jünger confère d'ailleurs un caractère "cosmique", "total" et donc inéluctable. Dans l'univers ainsi défini ou estampillé, tout homme, chaque "travailleur" voit ou verra sa place rigoureusement déterminée par son degré d'adéquation à la tendance universelle. Il prendra rang sur les degrés d'une pyramide socio-politique idéale. Ainsi se trouvera réalisée une "mobilisation totale", c'est-à-dire un totalitarisme sans failles, permettant une monstrueuse concentration de puissance à l'intérieur de ce que Jünger appelle non pas des nations mais des "espaces planifiés". Dans ces espaces, l'économie ne sera pas nécessairement collectivisée, mais elle sera totalement contrôlée par l'Etat, qui pourra se contenter de maîtriser les nœuds stratégiques de la puissance : par exemple, les centrales électriques et les stations de radio. Ce Léviathan moderne s'épanouira par différents moyens, en particulier par la guerre considérée comme une forme supérieure du "Travail" (c'est-à-dire, en fait, de l'activité ou de l'Action...). La planète en viendra progressivement à se trouver partagée en un petit nombre d'unités politiques, au sein desquelles les petits peuples trouveront protection, en attendant que l'avènement d'une domination planétaire procure à tous une forme de sécurité supérieure, "dépassant tous les processus de travail guerriers et pacifiques"...

Il est clair que les idées développées dans l'Arbeiter ne répondaient pas aux critères du "national-bolchevisme" tel que nous l'avons défini plus haut. Certains "nationaux-bolchevistes" reprochèrent en particulier à Jünger d'avoir adopté une optique planétaire (qui n'était d'ailleurs pas incompatible avec un impérialisme allemand éventuel). Mais ce qui distinguait vraiment la conception de Jünger du "national-bolchevisme", c'était d'abord son caractère abstrait. Les auteurs, comme Niekisch et Rauschning, qui ont vu dans l'Arbeiter l'archétype du "national-bolchevisme" n'ont pu le faire que parce qu'ils voyaient dans le bolchevisme russe la forme particulière d'un processus mondial "anti-occidental", qui s'exprimait aussi bien dans le fascisme italien. C'est d'ailleurs ce que pensait Jünger lui-même, puisqu'il interprétait le bolchevisme comme "la forme barbaro-scythique du processus universel de restauration des valeurs"... Si l'on s'en tient à ces généralités (ou à cette confusion), il est bien vrai que l'on peut faire de Jünger une sorte de "national-bolcheviste" des nuées. Mais dans la politique concrète, la sympathie qu'il portait à l'Union Soviétique se doublait d'une solide méfiance, fort éloignée de l'enthousiasme des militants "nationaux-bolchevistes" et prolongée par une méfiance encore plus grande à l'égard des communistes allemands. Enfin — et surtout — le caractère abstrait ou vague des solutions proposées par l'Arbeiter dans le domaine économique différait fondamentalement du radicalisme concret professé par les activistes "nationaux-bolchevistes". Un incontestable malaise se fit sentir entre Jünger et certains de ses admirateurs — aussi enthousiasmés qu'ils aient été d'autre part par l'idée d'un "Etat total". L'un d'entre eux lui reprocha même d'ouvrir la voie à des expériences "néo-fascistes" de capitalisme d'Etat — et il est vrai que le vague modèle économique esquissé dans l'Arbeiter évoque la pratique du fascisme italien... et la future pratique nazie. Que par ailleurs Jünger (que nous considérons personnellement comme le plus grand écrivain allemand contemporain) ait été sincèrement et profondément révulsé par la vulgarité et la barbarie nazies (une "barbarie" dont il avait lui-même conjuré le spectre), c'est là une tout autre affaire. On touche là au domaine de la responsabilité de l'intellectuel ou de l'esthète, responsabilité qui n'aurait sans doute pas été moins engagée dans le cas plus qu'hypothétique d'une cristallisation "national-bolcheviste" de l'extrême-droite allemande... Jünger a mis son immense talent au service d'une tendance globale dont le "national-bolchevisme" ne représentait, répétons-le, qu'une expression marginale, mais la plus "conséquente", ou la plus radicale, sinon la plus logique. Ni vraiment "national-bolcheviste", ni "nazi de gauche", ni surtout hitlérien, il n'a que trop bien su se situer au carrefour de tous les totalitarismes, avant d'en réaliser toute l'horreur. Non pas "national-bolcheviste", mais un temps découvreur cynique des tendances les plus néfastes des sociétés de masse contemporaines.

Louis DUPEUX

Article paru dans "Le Magazine littéraire" n°130 de nov. 1977