samedi 19 juin 2010

DIXIEME ANNIVERSAIRE DE LA MORT D’ERNST JUNGER

Poétique de la guerre




Il y a dix ans, le 17 février 1998, mourait Ernst Jünger à l'âge de 102 ans, à Wilflingen en Allemagne où il s’était retiré pour poursuivre son oeuvre multiple. De la philosophie à la botanique en passant par l’entomologie, elle rivalisait déjà d’ampleur et de minutie avec celle de Goethe.


Avec Jünger, la mort emportait l’un des derniers porte-parole du cataclysme que fut la Première Guerre mondiale. Il fut l'auteur d'une centaine d'ouvrages dont une cinquantaine traduite en français, notamment chez Bourgois et Gallimard. Aujourd’hui, les éditions Christian Bourgois rééditent son manifeste brûlant sur la guerre, préfacé par André Glucksmann : ‘La Guerre comme expérience intérieure’ ; alors que sortent dans la Pléiade ses ‘Journaux de guerre’. Comme Nietzsche, Jünger a suscité une polémique d’ordre éthique quant à ses relations avec l’aspect totalitaire de la pensée contemporaine. A l’orée d’un XXIe siècle, alors que la guerre est devenue un phénomène plus que jamais insaisissable, retour sur le rapport que le poète énigmatique a entretenu avec la bête immonde.


Au coeur de la bataille

Au bord des tranchées comme à la limite du gouffre qui sépare le rationnel de l’insensé, de l’absurde, Jünger fut le témoin halluciné de la folie meurtrière des deux guerres mondiales. Devant elle, il ne fit d’autre choix que de s’exposer physiquement, rendant ainsi possible et légitime sa prise de parole sur l’expérience vécue, au travers de ses écrits de guerre. En 1914, entraînant l’Europe bourgeoise et prospère dans une irrémédiable dislocation, surgit la Grande Guerre telle une onde sournoise qui de l’intime au public n’a épargné rien ni personne. Jünger, “l’homme d’acier”, affronte les orages pour en sortir couvert de blessures et de glorieuses décorations, ce qui saura séduire les Nazis auxquels il ne céda pourtant jamais.

Le cliché du poète comme contemplateur béat vole en éclats : il s’engage comme volontaire dans l’armée allemande sur le front des Flandres et de la Somme où il est blessé à plusieurs reprises. Il reste officier dans la Rechswelrr jusqu'en 1923. Par son âge, Jünger appartient à cette génération de jeunes bourgeois qui a pris contact à vingt ans avec un autre monde dans ces charniers cruellement célèbres, posant ainsi la question du courage, de l’honneur viril et martial en tant que vertu en voie de disparition. Il interroge la dichotomie classique entre l’intellectuel et l’homme d’action, la rupture dogmatique entre le corps et l’esprit et le paradoxe entre vies intérieure et extérieure. Il fait l’expérience intérieure de l’extérieur, concept spécifiquement éclairé par le mot allemand “Erlebnis” : la guerre, en tant que mort que l’on reçoit et que l’on donne, se fait expérience de la vie la plus vivante.


Du sang versé à l’encre qui jaillit

L’Allemagne de Weimar fut un observatoire de choix pour comprendre la situation de l’homme moderne pris entre un passé révolu et un avenir infigurable. En quête d’une vérité radicale, ne reculant pas devant l’examen de ses propres présupposés, Jünger ne plaint pas son pays de se trouver au coeur de la tourmente dont sortira la grande catastrophe du XXe siècle : “La pensée elle-même renaît d’événements de l’expérience vécue et doit leur demeurer liée comme aux seuls guides propres à l’orienter.” Le philosophe ne cède pas à la folie mais la transcende jusqu’à la beauté, et écrit ‘Orage d’acier’ (1920), dont Gide disait qu’il était “incontestablement le plus beau livre de guerre (…) jamais lu”, où il hurle la volonté de maîtriser par l’écriture une réalité apparemment indicible. En 1922, dans ‘Guerre notre mère’ et dans ‘Feu et sang’ en 1925, il exprime sa fascination pour la guerre, comme sa répulsion. C'est tout le problème du rapport de l'artiste à la guerre, pas simplement de l'officier allemand artiste.

L'humour avec lequel il retrace, plus de vingt ans après, son équipée africaine à la Légion étrangère témoigne d'une même capacité à remettre en cause sans acrimonie les illusions romanesques de l'adolescence. Mais ce mélange de lucidité, de moquerie légère et de tendresse est peut-être ce qui choque le plus ceux qui, pour s'être beaucoup trompés, demeurent des nostalgiques de l'autocritique - activité stalinienne s'il en fut. Jünger, qui partage avec Nietzsche une faible estime pour le remords, ne se donne pas pour exemple, mais pense avoir agi de son mieux, avec droiture, dans des circonstances difficiles: pourquoi ne pas laisser à ceux qu'elle enchante l'exclusivité de la conscience malheureuse et de l'esprit de ressentiment ?


Un corps à coeur mystico-poétique

Mais Jünger puise aussi son inspiration dans des expériences plus risquées. Tout ce qui lui permet d’échapper à l’appréhension banale des choses le fascine. Le vin, mais aussi la drogue, auxquels il consacra un essai intitulé ‘Approches, drogues et ivresse’, qui retranscrit ses souvenirs d’entomologiste, dans la tradition d’une science goethéenne, reposant sur l’acuité de l’observation et la minutie de la description.
Le suprême recours est l’Art, dans lequel il voit une possibilité d’accéder à la transcendance ; lecteur forcené depuis l’enfance, il lui arrive au sein des plus sanglantes batailles de confondre le réel et l’imaginaire, au point de mettre sur le même plan la grande offensive allemande de mars 1918 et la lecture de Tristram Shandy qu’il poursuit au coeur des combats. Jünger exalte la guerre en tant qu'expérience spirituelle métaphysique permettant les retrouvailles de l'homme avec lui-même. Dans les déluges de feu et d'acier, il voit le feu purificateur qui “remettait tout à plat” et révélait la valeur de l'homme, rejoignant ainsi la théorie de Nietzsche de l’éternel retour.

Mais qu'on ne s'y trompe pas : Jünger n'est pas tenté de fuir dans l'irrationnel. Il met tout simplement la connaissance à sa place et après l'avoir distinguée de la révélation, il montre que l'exactitude ne doit pas être le but ultime de l'esprit humain. Pour que la mosaïque de nos certitudes forme une image, dit-il, “il ne suffit pas de prendre du recul. Il y faut également l'énergie intérieure de l'homme tout entier”. Quand la révélation complète la connaissance, comme chez Goethe, Alexandre de Humboldt, Leibniz et Pascal, alors on atteint le sommet. L'image doit compléter la lettre, l'art, la technique, le jeu, le travail. Les compléter et non les supprimer.
S'il garde des faiblesses pour l'astrologie et ses grands cycles cosmiques, Jünger s'est toujours méfié des occultistes et des spirites. Sans jamais s'opposer au rationnel, il se contente d'en mesurer les limites et d'affirmer, à travers des expériences concrètes - rêve, seconde vue, moments magiques, prise de LSD - le lien universel de l'homme et du sacré. Toujours aussi soucieux d'affirmer la permanence de la dimension religieuse de l'homme que d'éviter les dérapages vers des substituts frelatés, néopaganisme folklorique ou millénarisme douteux, à la façon des sectes. Fils d'un père rationaliste, Jünger se targuait à l'époque des Journaux parisiens d'aborder l'irrationnel à l'aide d'un outillage scientifique.


Ernst Jünger offre le curieux privilège d'avoir surtout des partisans ou des détracteurs inconditionnels. Le débat sur la valeur de sa personne et de son oeuvre encyclopédique dépasse d'ailleurs largement les clivages politiques. Si certains tiennent absolument à voir en lui, contre toute exactitude des faits, un militariste nazi, et d'autres une projection anachronique de la “belle âme” goethéenne, on trouve les uns comme les autres aussi bien à droite qu'à gauche. Dans Le Monde du 19 février 1998, son éditeur Michel Klett le décrit comme “un personnage absolument hiératique, énigmatique, que l'on ne peut pas enfermer dans un système. Il était à la fois conservateur et optimiste, marqué à droite et souvent reconnu par les intellectuels (allemands) de gauche comme faisant partie des leurs.”


Mélanie Youssefane pour Evene.fr - Février 2008