mercredi 9 juin 2010

Jünger et Heidegger, de maisonnée à maisonnée


felix-h-man-bildarchiv-preussischer-kulturbesitz.1263977561.jpg Allez savoir pourquoi, on conçoit difficilement que deux grands esprits s’écrivent des banalités comme tout un chacun. En quoi on a tort car ils sont humains, après tout. Tout choc de titans comporte ainsi sa part d’anodin. Martin Heidegger et Ernst Jünger n’y ont pas échappé si l’on en juge par leur Correspondance 1949-1975 (Briefe, traduit de l’allemand par Julien Hervier, 165 pages, 16 euros, Bourgois). Julien Hervier, plus familier de l’écrivain que du philosophe, en convient dans son éclairante présentation, ainsi que dans ses précieuses notes. La plupart des lettres de ce recueil, paru pour la première fois en allemand en 2008, sont inédites, sauf quelques unes insérées par Jünger dans son journal de vieillesse Soixante dix s’efface (Gallimard). Le recueil a été assez bien accueilli outre-Rhin même s’il n’a pas fait événement : comme nous le rappelle le traducteur, il paraît tout de même en moyenne un recueil de lettres par an de Jünger depuis sa mort il y a douze ans. Mais une fois débarrassé de ses hommages, remerciements et rendez-vous, celui-ci n’en contient pas moins quelques beaux morceaux échangés durant un quart de siècle entre ces deux hommes qui s’estiment intellectuellement (Jünger fasciné par la puissance de raisonnement du penseur) et militairement (Heidegger admiratif des faits d’armes héroïques du grand soldat décoré de la plus haute des médailles, l’ordre “Pour le Mérite”). Ils entretiennent un commerce agréable entre gens de bonne compagnie et se tiennent au courant “von Haus zu Haus“, autrement dit de maisonnée à maisonnée, formuleernst_juengerbiographie1_1203549094.1263977602.jpg traditionnelle par laquelle les Allemands englobent leurs familles dans leur relation d’amitié.

Un projet de revue, auquel ils doivent tous deux participer, les requiert de concert à la fin des années 40, mais cela ne va pas très loin ; à peine est-ce l’occasion de confronter leurs points de vue sur l’art et la manière de traduire des maximes de Rivarol sur le temps. Il ne faut pas s’attendre à des développements sur ce que le préfacier qualifie d’”erreur passagère de Heidegger, la confiance qu’il avait mise un temps en Hitler“, à savoir l’acceptation le 21 avril 1933 de son élection à la fonction de recteur de l’université de Fribourg, poste dont il démissionna un an après. Bien sûr, ça et là, on pressent la légère amertume commune de deux mis à l’écart de la nouvelle Allemagne qui se considèrent plutôt comme les derniers penseurs autonomes. Même s’ils vivront assez vieux pour connaître l’éphémère des jugements de leurs contemporains :“Après avoir été d’abord réduit aux abois, on finit par se retrouver sur des timbres-poste” écrit Jünger en 1973 depuis sa retraite très visitée de Wilflingen. Il y a également un intéressant développement de deux pages de Heidegger sur le nihilisme comme puissance fondamentale érigée contre le chaos, le morbide et le mal. On relèvera également quelques formules. Celle-ci de Jünger pour dénoncer les spécialistes :“S’il n’y avait rien de plus dans un mot que de la grammaire et de l’histoire, nous n’aurions plus besoin de poètes ni de philosophes”. Ou celle-ci de Heidegger en 1966 :“L’avenir que nous prépare le développement de l’ordinateur appartient à “la linguistique critique”, à la sémantique et à l’analyse positiviste du langage”. Mais on s’en doute, le commentaire de leurs oeuvres respectives (notamment la parution de Passage de la ligne) mobilise leur réflexion, chacun se faisant le contemporain capital de l’autre étant entendu qu’ils ne boxent pas dans la même catégorie.

heidegger.1263977638.jpg Pour le philosophe, l’écrivain n’a rien écrit de plus remarquable que Le Travailleur (1932) dont on sait que la lecture l’influença dans son propre travail sur la technique ; rien d’aussi élevé sauf, peut-être, Le Boqueteau 125 et l’essai Sur la douleur tiré de Feuilles et pierres. Il voit avant tout en Jünger celui qui comprend le monde par le prisme de la volonté de puissance. Non un penseur mais un homme d’une toute autre qualité : celui qui a accompli existentiellement sa vision dans l’action, notamment sur les fronts de la première guerre mondiale, guidé par un remarquable esprit de décision. Tout ce que l’écrivain a publié depuis est éclairé par cette lumière. Tant et si bien qu’à ses yeux, “un tel dire est déjà en soi un agir qui ne réclame nullement d’être complété par une praxis“. C’est peu dire que si l’écrivain, lui, admire la puissance de la pensée du philosophe, il reconnaît parfois rester sur le seuil de ses livres. Même s’il défend son style contre les étymologistes (”car vous pénétrez en profondeur dans la construction historique de la langue”), il admet toutefois, et encore n’est-ce qu’à propos de ses Wegmarken (1967) :

”Vos textes sont difficiles et à peines traduisibles ; aussi suis-je toujours étonné par l’influence qu’ils exercent sur les Français intelligents. Il doit donc se produire une sorte d’osmose, à moins que le lecteur ne soit guidé par une cohérence qui se situe au-dessous du niveau de la langue”.

Ce qui est faire beaucoup d’honneur aux intellectuels français. Mais le fait est que l’un comme l’autre a joui chez nous d’un prestige, d’une faveur et partant d’une indulgence qui ne leur étaient pas ernst_juenger_stamp_1209388435.1263977735.jpgtoujours accordé dans leur propre pays, idiosyncrasie qui demeure une énigme. Même si le ton se fait plus chaleureux au fur et à mesure qu’ils avancent en âge, passant du “cher” au “cher, très cher” ils ne s’en donnèrent pas moins du “Monsieur” durant vingt cinq ans. Ce n’est pas ce qui a donné le plus de mal à Julien Hervier qui dut se battre plutôt avec le Gestell (socle, tréteau, châssis…) que même les Allemands ont du mal à comprendre quand Heidegger en fait du Ge-stell, structure évidée dans l’attente d’une forme. Pareillement avec l’expression heidegerienne Lichtung des Seins, qu’il rend par l’”éclaircie de l’Etre” tout en sachant que la racine Licht ici ne renvoie pas à “lumière” mais à “léger”. Mais s’il préfère baisser les bras devant les jeux de langage à partir d’Umschlag, il renonce également à restituer ceux du philosophe sur son cher et “mystérieux parler de la parole” de Haute-Souabe, ce dont on ne lui tiendra pas rigueur.

(Photos D.R.)