vendredi 2 juillet 2010

extrait du "traité du sablier" de Ernst Junger (re-publication )



"... Les horloges à eau, à sable et à feu ne sont pas des instruments de mesure cosmique, comme le soleil. Ce sont des appareils telluriques, qui tirent parti des éléments, eau, terre et feu, mais non de la lumière universelle. La mesure se fonde, non sur le rayon, mais sur la masse et le poids de la matière. Il faut qu'elle prenne appui sur des formes matérielles, des récipients pansus, des lampes, des verres, qui laissent s'écouler ou recueillent un contenu.
De telles horloges ne sont pas moins utilisables quand se ferme le ciel des astres. L'esquimau qui voit dans son igloo baisser l'huile de phoque de sa lampe, le prisonier qui, dans son cachot souterrain, entend l'eau tomber goutte à goutte et la regarde emplir un creux ou une coupe, le malade, près du lit de qui baisse lentement la flamme d'une lampe, tous perçoivent des mesures terrestres du temps. Le même malade, couché le jour dans sa chambre claire et suivant de pénombre en pénombre toutes les métamorphoses et tous les pas de la lumière, reçoit sur le temps un tout autre message. Où réside la différence ?
Les horloges solaires sont nécessairement adaptées à la ronde de la lumière et de l'ombre. Il n'en est pas ainsi dans les horloges où s'exercent des vertues telluriques. Le pouvoir de la terre, c'est la pesanteur, qu'elle fasse du reste ruisseler le sable, tomber les gouttes d'eau, osciller la pendule ou descendre un poids. On peut soumettre à la mesure la substance ainsi mue, et mesurer aussi bien la perte que le gain de volume. On étalonne les verres des clepsydres, des sabliers, des horloges à huile, ou la cire de la bougie. Il serait également concevable que l'on évaluât l'augmentation ou la diminution du poids, puisque le principe des horloges complexes ..ésibios consistait à faire soulever ou abaisser des personnages par l'eau qui leur servait de contrepoids.
Tous ces déplacements ne sont pas, comme les circuits cosmiques, des révolutions. Ce sont des écoulements, des ruissellements, des glissements, qui, de leur nature même, sont irréversibles. pour être mesurés, ils exigent donc, non un cadran, mais une échelle. Cette différence reflète la dualité des conceptions du temps : l'une est linéaire, l'autre cyclique. Le langage le dénote déjà. Quand on dit : le temps s'en va, s'écoule, s'enfuit, passe, on songe à un autre temps dans les figures de styles où le temps prend l'allure d'une roue, et qui nous parlent de ses cycles et de son retour. Pour l'un, c'est une force qui progresse ; pour l'autre, une force qui revient sur elle même. Et bien que ces deux qualités lui soient intrinsèques, la différence est grande selon que l'une ou l'autre est perçue, vous parle.
Ces deux conceptions ont dû toujours être présente, bien avant d'émerger dans la conscience. elle plongent leurs racines jusque dans le caractère, le plan général de la vie. Mais celle du retour ne se confondrait-elle pas avec les origines de la conscience du temps et sa reflexions, de même que l'horloge solaire a précédé toutes les autres ?
Qu'est-ce donc qui revient ? Tout d'abord, avec tous les autres astres, le soleil même, et une vieille crainte de l'homme, qu'il cherche à détourner par ses sacrifices, est qu'il puisse ne pas reparaître, une fois que les ténèbres l'ont englouti. Puis reviennent les fêtes, ce qui signifie toujours, dans les temps anciens, que les dieux sont nos hotes. nous n'en avons gardé dans nos fêtes qu'un reflet vague, parce que nos yeux ont changé. Ce sont peut-être les enfants qui savent le mieux ce que veut dire l'arrivée de Saint Nicolas, du Lièvre de Pâque, du père Noël, qui reviennent " chaque année". Enfin, les aïeux reviennent, sinon en personne, du moins dans leurs vertus magiques. Tel est le fondement de la légitimité.
Le temps qui fait retour est un temps qui apporte et rapporte. Les heures sont corne d'abondance. Elles n'en sont pas moins diverses, car il y a des heures quotidiennes et des heures solennelles. Il y a des levers d'astres et des déclins, des flux et des reflux, des conjonctions et des culminations.
Le temps progressif, au contraire, ne se mesure pas par cycles et révolutions, mais par rapport à des échelles : c'est un temps homogène. Les contenus y perdent leur importances. Par contre, le temps lui même en gagne. Dans le retour, c'est l'origine qui est essentielle ; dans le progrès, c'est le terme. Nous le voyons à la doctrine des paradis, que les uns placent à l'origine, les autres à la fin de la voie.
Donc, puisque, dans une pensée qui saisit le temps comme une force progressant à l'infini, ses contenus périodiques, avec les fêtes et leurs patrons, doivent nécessairement perdre leur importance, la forme qui les enclôt, c'est à dire le temps en soi, n'en devient que plus précieuse. Elle peut prendre valeur d'une vertu sacrée, comme c'est souvent le cas de nos jours. D'où son rôle remarquable dans le darwinisme, et d'ailleurs dans tout matérialisme. Qu'adviendrait-il de telles doctrines si on soustrayait le facteur temporel ? Ce ne sont pas seulement les utopies techniques qui vivent de ce pouvoir du temps, de son progrès régulier et de son infaillible finalité. Quand la discussion en vient à ce point, les arguments doivent faire silence, les yeux s'enflamment : on touche à des question de foi......"