samedi 3 juillet 2010

Editer Ernst Jünger. Entretien avec Christian Bourgois.

Ernst Jünger


Par Olivier Morel / La République des Lettres, dimanche 01 décembre 1996.

Editer Ernst Jünger, c'est une aventure à la mesure du personnage et de sa trajectoire historique. C'était aussi un risque.
Christian Bourgois: Ce qui est singulier dans l'histoire de l'édition des oeuvres d'Ernst Jünger, c'est la durée... Lorsque je l'ai rencontré il y a une trentaine d'années c'était un homme qui avait plus de soixante-dix ans. Quand j'ai commencé à le publier, je ne me disais pas que j'allais le faire encore pendant toutes ces années. Il y a chez Ernst Jünger quelque chose de tout à fait exceptionnel, je dirais presque de "monstrueux". Il a franchi depuis longtemps le mur du temps à en devenir presque un personnage de science fiction. Il est d'ailleurs très frappant de voir Ernst Jünger avec des gens qui ont vingt ans de moins que lui et qui sont vraiment des vieillards: lorsque j'étais allé à Stuttgart pour son quatre-vingt-cinquième anniversaire, le contraste avec des gens plus jeunes que lui, comme le général Speidel, était saisissant... Ernst Jünger était de passage à Paris au lendemain des élections de 1993, catastrophiques pour la gauche et l'élysée. Un collaborateur de François Mitterrand me fit savoir que le président serait heureux de le recevoir. Jünger, Hervier son traducteur, et moi-même nous sommes retrouvés face à un Mitterrand plus vieux que Jünger, qui lui posait des questions sur la poésie et la mort dans ce palais de l'Elysée en état d'apesanteur politique. J'ai commencé à le publier, comme souvent dans l'édition, à la faveur d'un hasard et d'un goût: Ernst Jünger avait été publié chez Julliard au début des années cinquante, il s'agissait du Journal en deux tomes traduit par Frédéric de Towarnicki. Jeune homme, j'entrai chez Julliard en 1959. Julliard est mort dès 1964 et je me suis retrouvé à la tête de la maison: une de mes premières décisions fut de publier en un seul tome le Journal de guerre d'Ernst Jünger avec le directeur littéraire de l'époque, Jean-Claude Brisville, qui connaissait Julien Gracq et Ernst Jünger. Jean-Louis de Rambure, dans Le Monde, critiqua cette édition qui effectivement était un montage de textes. Par la suite je me suis donc appliqué à publier Ernst Jünger en partant de la dernière édition Klett-Cotta de l'époque, l'édition complète allemande. Je ne sais pas à vrai dire quel est le texte définitif. Olivier Corpet -- le directeur de l'IMEC dont je suis président -- a consulté récemment toutes les archives Jünger à Marbach, il a vu les journaux manuscrits: je crois qu'il serait intéressant au XXIe siècle de pouvoir en établir l'édition définitive. En 1966 j'ai créé ma propre maison d'édition où j'ai repris des textes qui avaient paru chez Plon (Héliopolis, Orages d'aciers, Les Abeilles de verre) ou aux éditions du Rocher (les Essais sur le temps). J'ai donc été pendant un certain temps un rééditeur de textes qui étaient épuisés. Il faut bien dire qu'il y a une trentaine d'années, seuls s'intéressaient à Ernst Jünger les gens qui l'avaient rencontré ou croisé pendant la guerre: souvent donc pour des raisons que je trouve assez critiquables. à cela s'ajoutaient quelques écrivains français ou critiques, comme Jacques Brenner, Jean-Claude Brisville, Julien Gracq... Il y avait pour Ernst Jünger une admiration un peu secrète de lecteurs peu nombreux. On ne se battait pas pour le publier. J'ai acquis ainsi les droits de Voyage à Godenholm, sur les conseils d'une jeune étudiante allemande qui faisait des lectures pour Maurice Nadeau, et qui a attiré mon attention sur ce texte qu'elle trouvait extraordinaire. J'ai acheté les droits de Subtile Jagden, que je trouve admirable dont Gallimard, Grasset, ou La Table Ronde, ne voulaient pas. J'ai aussi édité de nouveaux textes d'Ernst Jünger, comme Gallimard: il y a un partage amical entre nous. L'arrivée d'une génération nouvelle à la tête de Gallimard avec Antoine Gallimard, témoigne d'un intérêt croissant pour Ernst Jünger alors que la maison avait auparavant laissé épuiser Les falaises de marbre. Je suis l'éditeur des journaux initiaux, Gallimard en édite la suite, je m'occupe des oeuvres de fiction ou des essais. Je l'ai fait sans plan préétabli. Je vois épisodiquement Ernst Jünger depuis ce temps et de plus en plus souvent ces dernières années.
Dans une série d'entretiens qu'Ernst Jünger avait accordés à Julien Hervier en 1985, il louait votre choix judicieux d'illustrer par des fleurs la couverture de ce fameux Journal de la seconde guerre. Ce choix est aussi symbolique en ce qu'il dissimule de manière complexe le point focal de toutes les accusations qu'on porte à Jünger: à la fois son retrait face aux terribles événements de l'époque, et le fait qu'une quantité de notations montre que l'officier allemand d'occupation qu'il était connaissait parfaitement la situation.
Christian Bourgois: C'est de propos délibéré que j'ai choisi d'illustrer ces textes par des fleurs. Ces détails de gravures, de tableaux, n'ayant pas forcément un rapport direct avec l'oeuvre, sont ma décision personnelle de signer le texte. Pourquoi ces fleurs ? Je ne voulais pas illustrer ces journaux par des photos évidentes, tautologiques. Mettre un drapeau à croix gammée, la rue de Rivoli ou l'avenue Kléber, une photo d'Ernst Jünger en uniforme allemand à Paris -- j'en connaissais -- c'était trop facile. En même temps, je pensais que le lien qu'Ernst Jünger a toute sa vie entretenu avec la nature au sens allemand du terme était un rapport au monde très profond qui transparaît à travers la botanique, l'entomologie. J'avais été frappé en lisant Jardins et routes, quand j'étais jeune, par la description qu'Ernst Jünger faisait d'un bombardement: sous le feu, couché dans un fossé, il examinait une fleur... De telles fleurs ne signifient pas la distance esthétique de Jünger à la réalité de l'occupation -- ce qu'on va lui reprocher -- mais la distance extraordinaire (je n'ose pas dire "courageuse"), qu'il est capable de prendre à l'égard de ce qui se passe. Ensuite j'ai mis une pivoine: là encore il faudrait un long propos sur les reproches qui ont été faits à Jünger... je me souviens en effet d'une conversation que j'avais eue avec un membre de l'ambassade de France à Bonn il y a une vingtaine d'année. Il me dit: "Comment pouvez-vous publier Ernst Jünger, lui qui a commandé un peloton d'exécution contre un résistant ?"... Cette fameuse page où Ernst Jünger, officier de garnison, doit en cette qualité accomplir un certain nombre de tâches: il accompagne un jeune déserteur de la marine allemande dénoncé par sa fiancée française, qu'il avait plaquée. L'homme est fusillé. De retour à Paris Ernst Jünger décrit des pivoines, avec une extraordinaire insensibilité. C'est tout le problème du rapport de l'artiste à la guerre, pas simplement de l'officier allemand artiste. Je ne porte aucun jugement sur le fait que Jünger décrive dans ce contexte-là des pivoines. Ernst Jünger, je l'observe, je le lis depuis pas mal d'années. S'il avait été tué sur le front en 1940, nous aurions un tout autre rapport à lui, mais ayant vécu tout le siècle il est devenu le lieu géométrique de toutes les contradictions de l'Allemagne et d'une relation franco-allemande séculaire. Il est au carrefour de tous les troubles politico-historiques de plusieurs générations de lecteurs, allemands et français... La violence des réactions allemandes à l'égard d'Ernst Jünger, m'a toujours surpris... Je tiens à dire que mon père a été déporté et qu'il est heureusement revenu de camp de concentration, donc je me suis situé comme enfant, plutôt d'un côté que d'un autre. Quand j'allais à Francfort il y a trente cinq ans, à la foire du livre, je me demandais si tous mes interlocuteurs avaient porté l'uniforme allemand. J'ai connu le fameux lieutenant Heller qui m'a fait publier Arno Schmidt, qui était directeur littéraire de Stahlberg Verlag. Ernst Jünger est un moment symbolique de la culpabilité allemande. Des écrivains comme Heiner Müller ou Botho Strauss ont traversé une autre histoire: aujourd'hui ils ont pourtant avec Jünger un meilleur rapport que ces journalistes qui depuis vingt-vingt cinq ans en Allemagne ont attaqué Jünger avec une violence extraordinaire. En France le problème est différent. J'avais assisté avec Jean-Michel Palmier à un débat sur Ernst Jünger et j'avais été surpris par une certaine hostilité de germanistes qui étaient là parce que Jünger les intéressait, mais qui avaient aussi une position extrêmement critique à son égard. Je le répète une fois de plus: Ernst Jünger n'est pas Drieu La Rochelle, il n'est pas Céline ! On peut certes lui reprocher de ne pas être Thomas Mann. Il a été à Paris, comme d'autres, et témoigne une profonde répugnance pour quelqu'un comme Céline, pour son antisémitisme forcené. La confusion qui existe sur Ernst Jünger a aussi été entretenue par des gens qui pendant la guerre, n'auraient peut-être pas dû le rencontrer. Globalement j'ai toujours senti Jünger assez réservé sur tout cela... Maintenant il y a une nouvelle génération de critiques, plus sains, comme Palmier ou André Glucksmann qui sont très passionnés par l'oeuvre théorique de Jünger, qui viennent de l'extrême gauche ou de l'ultra-gauche. Dans le même temps, plus les livres et les études s'accumulent, moins on règle nos comptes avec cette époque du nazisme. Gluksmann me disait par exemple que tout ce que Jünger avait écrit sur la guerre était absolument fondamental.
Parmi ces écrits, il y a le texte polémique connu sous le titre français La guerre notre mère.
Christian Bourgois: "La guerre notre mère" est une mauvaise traduction du titre originel paru dans les années trente et complètement épuisé. Je souhaite l'éditer. Gluksmann ferait une préface. Ce qui l'intéresse ce n'est pas la petite histoire des deux guerres mondiales avec Ernst Jünger héros de la première ou officier d'occupation dans la seconde: Jünger a compris à quel point la guerre était le phénomène fondamental et central de tout ce siècle. C'est une boutade mais les français confondent Jünger et Junker, Jünger n'est pas prussien, de surcroît l'aristocratie prussienne était cultivée et ouverte au monde... Cette idée est tenace: Jünger-Junker, officier allemand borné, ivre de combat et de guerre ! Sa réflexion me parait féconde: dans le journal, la partie que je préfère c'est son voyage en Russie, où sa description de la guerre dans le Caucase préfigure le Vietnam... c'est plus fort que Apocalypse Now ! Il y a une profondeur théorique et vécue de cette pensée, qu'on n'a pas encore mesurée.
Les écrivains allemands ou de langue allemande ont un rapport complexe et contrarié avec l'Allemagne: qu'on songe à Botho Strauss ou Peter Handke. Ernst Jünger n'appartient-il pas aussi à cette histoire d'une l'Allemagne qui ne reconnaît plus ses écrivains ou à des écrivains qui ne se reconnaissent plus dans une certaine histoire allemande ? qui fait que le voyage à Wilflingen n'est pas le voyage à Weimar...
Christian Bourgois: Henri Plard, grand traducteur d'Ernst Jünger, m'a écrit il y a déjà longtemps que si Jünger vivait encore quelques temps, son oeuvre littéraire s'étendrait sur une période plus longue que celle de Goethe. Goethe écrivait dès 16 ans, il est mort vers 82 ans. Ernst Jünger aura écrit pendant plus de 80 ans: c'est une expérience unique dans l'histoire de la littérature. Il aime citer Fontenelle avec une coquetterie amusée mais l'oeuvre de Fontenelle n'est pas comparable. Je ne crois pas un instant que Jünger se prenne pour Goethe ou pour un très grand écrivain. Il doit penser que son destin est très singulier... Vous avez raison quand vous dites que la visite à Wilflingen n'est pas la visite à Weimar... On n'a pas l'impression, quand on rencontre Ernst Jünger, de voir un vieux sage, bien qu'il soit sage et âgé. Il est clair que les écrivains allemands ont l'art de se fâcher avec l'Allemagne et c'est vrai pour Handke ou Müller, qu'on ne peut pas qualifier de "conservateurs". Quant aux critiques d'Ernst Jünger, en Allemagne elles sont le fait de gens qui n'ont pas réglé leurs propres problèmes avec l'histoire de ce pays. L'utilisation politique d'Ernst Jünger par le pouvoir allemand actuel peut apparaître critiquable, mais j'ai assisté au déjeuner pour son centième anniversaire, avec Helmut Kohl, Herzog. Le président allemand a fait un discours d'une très grande hauteur, sans utiliser politiquement cet anniversaire, comme on l'a cru ou dit. J'y reviens: en toute affection, Jünger est le plus beau monstre que j'ai rencontré, à la démesure de notre histoire. Ernst Jünger est un extraordinaire indicateur, observateur, voyeur, d'un siècle qui s'est écrit dans le Caucase ou qui se joue en Bosnie. Et là, il a une dimension qui dépasse de loin Wilflingen...