Poétique de la guerre
Il y a dix ans, le 17 février 1998, mourait Ernst Jünger à l'âge de 102 ans, à Wilflingen en Allemagne où il s’était retiré pour poursuivre son oeuvre multiple. De la philosophie à la botanique en passant par l’entomologie, elle rivalisait déjà d’ampleur et de minutie avec celle de Goethe.
Au coeur de la bataille
Le cliché du poète comme contemplateur béat vole en éclats : il s’engage comme volontaire dans l’armée allemande sur le front des Flandres et de la Somme où il est blessé à plusieurs reprises. Il reste officier dans la Rechswelrr jusqu'en 1923. Par son âge, Jünger appartient à cette génération de jeunes bourgeois qui a pris contact à vingt ans avec un autre monde dans ces charniers cruellement célèbres, posant ainsi la question du courage, de l’honneur viril et martial en tant que vertu en voie de disparition. Il interroge la dichotomie classique entre l’intellectuel et l’homme d’action, la rupture dogmatique entre le corps et l’esprit et le paradoxe entre vies intérieure et extérieure. Il fait l’expérience intérieure de l’extérieur, concept spécifiquement éclairé par le mot allemand “Erlebnis” : la guerre, en tant que mort que l’on reçoit et que l’on donne, se fait expérience de la vie la plus vivante.
Du sang versé à l’encre qui jaillit
L'humour avec lequel il retrace, plus de vingt ans après, son équipée africaine à la Légion étrangère témoigne d'une même capacité à remettre en cause sans acrimonie les illusions romanesques de l'adolescence. Mais ce mélange de lucidité, de moquerie légère et de tendresse est peut-être ce qui choque le plus ceux qui, pour s'être beaucoup trompés, demeurent des nostalgiques de l'autocritique - activité stalinienne s'il en fut. Jünger, qui partage avec Nietzsche une faible estime pour le remords, ne se donne pas pour exemple, mais pense avoir agi de son mieux, avec droiture, dans des circonstances difficiles: pourquoi ne pas laisser à ceux qu'elle enchante l'exclusivité de la conscience malheureuse et de l'esprit de ressentiment ?
Un corps à coeur mystico-poétique
Le suprême recours est l’Art, dans lequel il voit une possibilité d’accéder à la transcendance ; lecteur forcené depuis l’enfance, il lui arrive au sein des plus sanglantes batailles de confondre le réel et l’imaginaire, au point de mettre sur le même plan la grande offensive allemande de mars 1918 et la lecture de Tristram Shandy qu’il poursuit au coeur des combats. Jünger exalte la guerre en tant qu'expérience spirituelle métaphysique permettant les retrouvailles de l'homme avec lui-même. Dans les déluges de feu et d'acier, il voit le feu purificateur qui “remettait tout à plat” et révélait la valeur de l'homme, rejoignant ainsi la théorie de Nietzsche de l’éternel retour.
Mais qu'on ne s'y trompe pas : Jünger n'est pas tenté de fuir dans l'irrationnel. Il met tout simplement la connaissance à sa place et après l'avoir distinguée de la révélation, il montre que l'exactitude ne doit pas être le but ultime de l'esprit humain. Pour que la mosaïque de nos certitudes forme une image, dit-il, “il ne suffit pas de prendre du recul. Il y faut également l'énergie intérieure de l'homme tout entier”. Quand la révélation complète la connaissance, comme chez Goethe, Alexandre de Humboldt, Leibniz et Pascal, alors on atteint le sommet. L'image doit compléter la lettre, l'art, la technique, le jeu, le travail. Les compléter et non les supprimer.
Ernst Jünger offre le curieux privilège d'avoir surtout des partisans ou des détracteurs inconditionnels. Le débat sur la valeur de sa personne et de son oeuvre encyclopédique dépasse d'ailleurs largement les clivages politiques. Si certains tiennent absolument à voir en lui, contre toute exactitude des faits, un militariste nazi, et d'autres une projection anachronique de la “belle âme” goethéenne, on trouve les uns comme les autres aussi bien à droite qu'à gauche. Dans Le Monde du 19 février 1998, son éditeur Michel Klett le décrit comme “un personnage absolument hiératique, énigmatique, que l'on ne peut pas enfermer dans un système. Il était à la fois conservateur et optimiste, marqué à droite et souvent reconnu par les intellectuels (allemands) de gauche comme faisant partie des leurs.”
Mélanie Youssefane pour Evene.fr - Février 2008