Ernst Jünger
Editer Ernst Jünger, c'est une aventure à la mesure du personnage  et de sa trajectoire historique. C'était aussi un risque.
Christian Bourgois: Ce qui est singulier dans l'histoire de  l'édition des oeuvres d'Ernst Jünger, c'est la durée... Lorsque je l'ai  rencontré il y a une trentaine d'années c'était un homme qui avait plus  de soixante-dix ans. Quand j'ai commencé à le publier, je ne me disais  pas que j'allais le faire encore pendant toutes ces années. Il y a chez  Ernst Jünger quelque chose de tout à fait exceptionnel, je dirais  presque de "monstrueux". Il a franchi depuis longtemps le mur du temps à  en devenir presque un personnage de science fiction. Il est d'ailleurs  très frappant de voir Ernst Jünger avec des gens qui ont vingt ans de  moins que lui et qui sont vraiment des vieillards: lorsque j'étais allé à  Stuttgart pour son quatre-vingt-cinquième anniversaire, le contraste  avec des gens plus jeunes que lui, comme le général Speidel, était  saisissant... Ernst Jünger était de passage à Paris au lendemain des  élections de 1993, catastrophiques pour la gauche et l'élysée. Un  collaborateur de François Mitterrand me fit savoir que le président  serait heureux de le recevoir. Jünger, Hervier son traducteur, et  moi-même nous sommes retrouvés face à un Mitterrand plus vieux que  Jünger, qui lui posait des questions sur la poésie et la mort dans ce  palais de l'Elysée en état d'apesanteur politique. J'ai commencé à le  publier, comme souvent dans l'édition, à la faveur d'un hasard et d'un  goût: Ernst Jünger avait été publié chez Julliard au début des années  cinquante, il s'agissait du Journal en deux tomes traduit par  Frédéric de Towarnicki. Jeune homme, j'entrai chez Julliard en 1959.  Julliard est mort dès 1964 et je me suis retrouvé à la tête de la  maison: une de mes premières décisions fut de publier en un seul tome le  Journal de guerre d'Ernst Jünger avec le directeur littéraire de  l'époque, Jean-Claude Brisville, qui connaissait Julien Gracq et Ernst  Jünger. Jean-Louis de Rambure, dans Le Monde, critiqua cette  édition qui effectivement était un montage de textes. Par la suite je me  suis donc appliqué à publier Ernst Jünger en partant de la dernière  édition Klett-Cotta de l'époque, l'édition complète allemande. Je ne  sais pas à vrai dire quel est le texte définitif. Olivier Corpet -- le  directeur de l'IMEC dont je suis président -- a consulté récemment  toutes les archives Jünger à Marbach, il a vu les journaux manuscrits:  je crois qu'il serait intéressant au XXIe siècle de pouvoir en établir  l'édition définitive. En 1966 j'ai créé ma propre maison d'édition où  j'ai repris des textes qui avaient paru chez Plon (Héliopolis, Orages  d'aciers, Les Abeilles de verre) ou aux éditions du Rocher  (les Essais sur le temps). J'ai donc été pendant un certain temps  un rééditeur de textes qui étaient épuisés. Il faut bien dire qu'il y a  une trentaine d'années, seuls s'intéressaient à Ernst Jünger les gens  qui l'avaient rencontré ou croisé pendant la guerre: souvent donc pour  des raisons que je trouve assez critiquables. à cela s'ajoutaient  quelques écrivains français ou critiques, comme Jacques Brenner,  Jean-Claude Brisville, Julien Gracq... Il y avait pour Ernst Jünger une  admiration un peu secrète de lecteurs peu nombreux. On ne se battait pas  pour le publier. J'ai acquis ainsi les droits de Voyage à Godenholm,  sur les conseils d'une jeune étudiante allemande qui faisait des  lectures pour Maurice Nadeau, et qui a attiré mon attention sur ce texte  qu'elle trouvait extraordinaire. J'ai acheté les droits de Subtile  Jagden, que je trouve admirable dont Gallimard, Grasset, ou La Table  Ronde, ne voulaient pas. J'ai aussi édité de nouveaux textes d'Ernst  Jünger, comme Gallimard: il y a un partage amical entre nous. L'arrivée  d'une génération nouvelle à la tête de Gallimard avec Antoine Gallimard,  témoigne d'un intérêt croissant pour Ernst Jünger alors que la maison  avait auparavant laissé épuiser Les falaises de marbre. Je suis  l'éditeur des journaux initiaux, Gallimard en édite la suite, je  m'occupe des oeuvres de fiction ou des essais. Je l'ai fait sans plan  préétabli. Je vois épisodiquement Ernst Jünger depuis ce temps et de  plus en plus souvent ces dernières années.
Dans une série d'entretiens qu'Ernst Jünger avait accordés à Julien  Hervier en 1985, il louait votre choix judicieux d'illustrer par des  fleurs la couverture de ce fameux Journal de la seconde guerre. Ce choix  est aussi symbolique en ce qu'il dissimule de manière complexe le point  focal de toutes les accusations qu'on porte à Jünger: à la fois son  retrait face aux terribles événements de l'époque, et le fait qu'une  quantité de notations montre que l'officier allemand d'occupation qu'il  était connaissait parfaitement la situation.
Christian Bourgois: C'est de propos délibéré que j'ai choisi  d'illustrer ces textes par des fleurs. Ces détails de gravures, de  tableaux, n'ayant pas forcément un rapport direct avec l'oeuvre, sont ma  décision personnelle de signer le texte. Pourquoi ces fleurs ? Je ne  voulais pas illustrer ces journaux par des photos évidentes,  tautologiques. Mettre un drapeau à croix gammée, la rue de Rivoli ou  l'avenue Kléber, une photo d'Ernst Jünger en uniforme allemand à Paris  -- j'en connaissais -- c'était trop facile. En même temps, je pensais  que le lien qu'Ernst Jünger a toute sa vie entretenu avec la nature au  sens allemand du terme était un rapport au monde très profond qui  transparaît à travers la botanique, l'entomologie. J'avais été frappé en  lisant Jardins et routes, quand j'étais jeune, par la  description qu'Ernst Jünger faisait d'un bombardement: sous le feu,  couché dans un fossé, il examinait une fleur... De telles fleurs ne  signifient pas la distance esthétique de Jünger à la réalité de  l'occupation -- ce qu'on va lui reprocher -- mais la distance  extraordinaire (je n'ose pas dire "courageuse"), qu'il est capable de  prendre à l'égard de ce qui se passe. Ensuite j'ai mis une pivoine: là  encore il faudrait un long propos sur les reproches qui ont été faits à  Jünger... je me souviens en effet d'une conversation que j'avais eue  avec un membre de l'ambassade de France à Bonn il y a une vingtaine  d'année. Il me dit: "Comment pouvez-vous publier Ernst Jünger, lui qui a  commandé un peloton d'exécution contre un résistant ?"... Cette fameuse  page où Ernst Jünger, officier de garnison, doit en cette qualité  accomplir un certain nombre de tâches: il accompagne un jeune déserteur  de la marine allemande dénoncé par sa fiancée française, qu'il avait  plaquée. L'homme est fusillé. De retour à Paris Ernst Jünger décrit des  pivoines, avec une extraordinaire insensibilité. C'est tout le problème  du rapport de l'artiste à la guerre, pas simplement de l'officier  allemand artiste. Je ne porte aucun jugement sur le fait que Jünger  décrive dans ce contexte-là des pivoines. Ernst Jünger, je l'observe, je  le lis depuis pas mal d'années. S'il avait été tué sur le front en  1940, nous aurions un tout autre rapport à lui, mais ayant vécu tout le  siècle il est devenu le lieu géométrique de toutes les contradictions de  l'Allemagne et d'une relation franco-allemande séculaire. Il est au  carrefour de tous les troubles politico-historiques de plusieurs  générations de lecteurs, allemands et français... La violence des  réactions allemandes à l'égard d'Ernst Jünger, m'a toujours surpris...  Je tiens à dire que mon père a été déporté et qu'il est heureusement  revenu de camp de concentration, donc je me suis situé comme enfant,  plutôt d'un côté que d'un autre. Quand j'allais à Francfort il y a  trente cinq ans, à la foire du livre, je me demandais si tous mes  interlocuteurs avaient porté l'uniforme allemand. J'ai connu le fameux  lieutenant Heller qui m'a fait publier Arno Schmidt, qui était directeur  littéraire de Stahlberg Verlag. Ernst Jünger est un moment symbolique  de la culpabilité allemande. Des écrivains comme Heiner Müller ou Botho  Strauss ont traversé une autre histoire: aujourd'hui ils ont pourtant  avec Jünger un meilleur rapport que ces journalistes qui depuis  vingt-vingt cinq ans en Allemagne ont attaqué Jünger avec une violence  extraordinaire. En France le problème est différent. J'avais assisté  avec Jean-Michel Palmier à un débat sur Ernst Jünger et j'avais été  surpris par une certaine hostilité de germanistes qui étaient là parce  que Jünger les intéressait, mais qui avaient aussi une position  extrêmement critique à son égard. Je le répète une fois de plus: Ernst  Jünger n'est pas Drieu La Rochelle, il n'est pas Céline ! On peut certes  lui reprocher de ne pas être Thomas Mann. Il a été à Paris, comme  d'autres, et témoigne une profonde répugnance pour quelqu'un comme  Céline, pour son antisémitisme forcené. La confusion qui existe sur  Ernst Jünger a aussi été entretenue par des gens qui pendant la guerre,  n'auraient peut-être pas dû le rencontrer. Globalement j'ai toujours  senti Jünger assez réservé sur tout cela... Maintenant il y a une  nouvelle génération de critiques, plus sains, comme Palmier ou André  Glucksmann qui sont très passionnés par l'oeuvre théorique de Jünger,  qui viennent de l'extrême gauche ou de l'ultra-gauche. Dans le même  temps, plus les livres et les études s'accumulent, moins on règle nos  comptes avec cette époque du nazisme. Gluksmann me disait par exemple  que tout ce que Jünger avait écrit sur la guerre était absolument  fondamental.
Parmi ces écrits, il y a le texte polémique connu sous le titre  français La guerre notre mère.
Christian Bourgois: "La guerre notre mère" est une mauvaise  traduction du titre originel paru dans les années trente et complètement  épuisé. Je souhaite l'éditer. Gluksmann ferait une préface. Ce qui  l'intéresse ce n'est pas la petite histoire des deux guerres mondiales  avec Ernst Jünger héros de la première ou officier d'occupation dans la  seconde: Jünger a compris à quel point la guerre était le phénomène  fondamental et central de tout ce siècle. C'est une boutade mais les  français confondent Jünger et Junker, Jünger n'est pas prussien, de  surcroît l'aristocratie prussienne était cultivée et ouverte au monde...  Cette idée est tenace: Jünger-Junker, officier allemand borné, ivre de  combat et de guerre ! Sa réflexion me parait féconde: dans le journal,  la partie que je préfère c'est son voyage en Russie, où sa description  de la guerre dans le Caucase préfigure le Vietnam... c'est plus fort que  Apocalypse Now ! Il y a une profondeur théorique et vécue de  cette pensée, qu'on n'a pas encore mesurée.
Les écrivains allemands ou de langue allemande ont un rapport  complexe et contrarié avec l'Allemagne: qu'on songe à Botho Strauss ou  Peter Handke. Ernst Jünger n'appartient-il pas aussi à cette histoire  d'une l'Allemagne qui ne reconnaît plus ses écrivains ou à des écrivains  qui ne se reconnaissent plus dans une certaine histoire allemande ? qui  fait que le voyage à Wilflingen n'est pas le voyage à Weimar...
Christian Bourgois: Henri Plard, grand traducteur d'Ernst Jünger,  m'a écrit il y a déjà longtemps que si Jünger vivait encore quelques  temps, son oeuvre littéraire s'étendrait sur une période plus longue que  celle de Goethe. Goethe écrivait dès 16 ans, il est mort vers 82 ans.  Ernst Jünger aura écrit pendant plus de 80 ans: c'est une expérience  unique dans l'histoire de la littérature. Il aime citer Fontenelle avec  une coquetterie amusée mais l'oeuvre de Fontenelle n'est pas comparable.  Je ne crois pas un instant que Jünger se prenne pour Goethe ou pour un  très grand écrivain. Il doit penser que son destin est très singulier...  Vous avez raison quand vous dites que la visite à Wilflingen n'est pas  la visite à Weimar... On n'a pas l'impression, quand on rencontre Ernst  Jünger, de voir un vieux sage, bien qu'il soit sage et âgé. Il est clair  que les écrivains allemands ont l'art de se fâcher avec l'Allemagne et  c'est vrai pour Handke ou Müller, qu'on ne peut pas qualifier de  "conservateurs". Quant aux critiques d'Ernst Jünger, en Allemagne elles  sont le fait de gens qui n'ont pas réglé leurs propres problèmes avec  l'histoire de ce pays. L'utilisation politique d'Ernst Jünger par le  pouvoir allemand actuel peut apparaître critiquable, mais j'ai assisté  au déjeuner pour son centième anniversaire, avec Helmut Kohl, Herzog. Le  président allemand a fait un discours d'une très grande hauteur, sans  utiliser politiquement cet anniversaire, comme on l'a cru ou dit. J'y  reviens: en toute affection, Jünger est le plus beau monstre que j'ai  rencontré, à la démesure de notre histoire. Ernst Jünger est un  extraordinaire indicateur, observateur, voyeur, d'un siècle qui s'est  écrit dans le Caucase ou qui se joue en Bosnie. Et là, il a une  dimension qui dépasse de loin Wilflingen...